Mener une étude d’UX Research auprès d’un public en situation de handicap
Lucas Charillat 23 mai 2023

Nous avons récemment mené une étude de recherche utilisateur portant sur l’accessibilité auprès de personnes en situation de handicap (PSH) sensoriel. Il s’agit plus précisément, des porteurs de gêne visuelle ou auditive.

Ce projet a nécessité un vrai travail d’adaptation pour réaliser cette étude dans un contexte particulier. L’occasion idéale de vous partager notre retour d’expérience sur les outils employés, les contraintes que l’on a pu anticiper (ou non), et les stratégies d’adaptation que l’on a pu mettre en place.

N.B : L’objet de cet article porte sur l’approche au sens large et non la mission à proprement parler, qui est détaillée dans notre étude de cas.

Un contexte : l’accessibilité

Qu’est-ce qu’un handicap de situation ?

Bien qu’elle se concentre sur les populations des porteurs d’une gêne visuelle ou auditive, cette étude concerne avant tout l’accessibilité au sens large. 

Il est important de rappeler que l’accessibilité concerne la capacité d’un système à pouvoir être utilisé par tous types d’usagers dans tous les contextes d’usage.

Effectivement, l’accessibilité n’est pas uniquement associée à des personnes porteuses de handicaps. Chacun d’entre nous peut se retrouver dans une situation handicapante. 

Prenons un exemple concret (qui vous est déjà peut-être arrivé) : un parent portant son enfant dans les bras se retrouvera dans une situation handicapante s’il souhaite utiliser son téléphone ou porter des bagages.

On parle alors de handicap de situation

L’accessibilité a pour objectif de rendre les systèmes utilisables par tous, dans toutes les situations, qu’elles soient temporaires ou permanentes.

Par conséquent, il n’est pas rare de voir des idées d’amélioration destinées avant tout aux personnes en situation de handicap s’avérer utiles pour tout le monde.

Prenons l’exemple des écrans présents dans les transports en commun permettant de visualiser l’arrêt en cours (et le prochain arrêt). Si le bruit ambiant est trop important, que l’on porte des écouteurs ou que l’on est au téléphone, nous n’entendons pas forcément l’annonce sonore indiquant l’arrêt. On se retrouve ici face à une fonctionnalité permettant de rendre service à l’ensemble des usagers, qu’ils soient porteurs d’une gêne, face à un handicap de situation dans un contexte donné, ou aucun des deux.

Préparer son étude auprès de personnes en situation de handicap

Le vocabulaire

Doit-on utiliser le terme “sourd” pour une personne porteuse de gênes auditives  ? Quelles différences entre une personne aveugle et une personne malvoyante ? Autant de questions pertinentes qui nécessitent de se rapprocher d’experts dans ces domaines.

Une première approche consiste à comprendre les différences subtiles qui peuvent exister entre une personne sourde et une personne malentendante, mais également une personne aveugle et une personne malvoyante.

Des différences qui ne s’expliquent pas uniquement par le handicap rencontré, mais également par les habitudes, la perception, les usages que peuvent avoir ces usagers.

En effet, en fonction de la sévérité de leur handicap, les usagers n’appartiendront pas aux mêmes communautés, n’auront pas les mêmes habitudes, les mêmes références, ni le même rapport à leur handicap. Difficile donc, d’établir un vocabulaire générique pour s’adresser au mieux à ces populations, puisque notre discours se doit de prendre en compte les spécificités de toutes les communautés.

De tous les retours que l’on a pu récolter, l’exemple suivant illustre bien ce propos : beaucoup de malentendants n’apprécient pas qu’on les considère sourds, là où certains sourds le revendiquent comme une part de leur identité.

Adapter les outils et fonctionnalités

On vient de voir que pour faciliter les échanges et la récolte de données, il fallait adapter son discours. Il est également nécessaire d’adapter les outils à l’audience concernée.

Les usagers porteurs d’une gêne visuelle peuvent éprouver des difficultés à envoyer des messages écrits. Une solution peut être de leur proposer d’envoyer des messages vocaux via un outil de messagerie asynchrone comme WhatsApp.

Les avantages ? On propose à l’utilisateur un outil gratuit, facile à mettre en place, qu’il peut utiliser quand il en a le temps pour faire le résumé de sa journée par exemple.

La contrainte principale (sinon ce serait trop facile) ? Cela nécessite de retranscrire à l’écrit ces messages audio pour les faire rentrer dans les jeux de données à des fins d’analyse. Contrainte qui peut toutefois être résolue en automatisant la retranscription textuelle via un script ou un logiciel prévu à cet effet.

Autre exemple avec des usagers porteurs d’une gêne auditive. Pour faciliter les entretiens et garantir que les personnes interrogées comprennent facilement les questions posées, une des solutions est de sous-titrer la conversion en temps réel.

Le choix des supports et des outils utilisés doit être réfléchi en amont afin de prévoir au maximum les contraintes qui peuvent apparaître. Ne pas hésiter alors à se projeter dans le déroulé de l’étude, se mettre en situation en prenant en compte ces différentes gênes pour chaque étape de la recherche utilisateur.

La limite de faisabilité dans le choix des participants

Vous l’aurez compris, les communautés de porteurs d’un handicap sensoriel peuvent être très différentes.

Afin de répondre à des contraintes organisationnelles et logistiques, il peut être nécessaire de privilégier certains profils :

  • Se concentrer sur des populations porteuses d’un handicap particulier (dans notre cas, des usagers porteurs de gêne visuelle ou auditive)
  • Des populations ayant une maturité numérique suffisante et utilisant des outils de communication asynchrone (WhatsApp, visio, Messenger…)
  • Ou tout simplement des utilisateurs en mesure de communiquer facilement. Il peut y avoir, par exemple, des cas extrêmes d’usagers qui parlent uniquement la langue des signes française (LSF) ce qui peut entraîner une logistique plus conséquente pour l’étude.

Cela ne permet pas d’avoir une étude représentative de l’ensemble des différentes populations porteuses de handicaps. Néanmoins, cette immersion en profondeur sur un petit échantillon d’utilisateurs que l’on va suivre dans le temps permet de capter la réalité du quotidien à travers des “tranches de vie”. 

Cela reste une formidable opportunité pour les équipes projet et les décisionnaires de prendre un peu plus conscience de la réalité vécue par les usagers.

Définir une notion « parodique » de certaines gênes

Comment réaliser un échantillon de participants dans un contexte aussi particulier ?

En effet, là où il est aisé de définir une répartition des âges, on se retrouve vite face à quelque chose de plus complexe pour une répartition des handicaps.

Il existe déjà des appellations communes telles que « surdité »… mais finalement qu’en est-il vraiment ? Y a-t-il un référentiel commun classant les différents degrés de handicap ?

Gêne auditive

Bien que non représentative des différentes formes de gêne auditive, il existe une classification se basant sur les décibels avec différents degrés :

  • Léger : La perte tonale moyenne est comprise entre 21 et 40 dB. La parole est perçue à voix normale, mais plus difficilement à voix basse ou lointaine. La plupart des bruits familiers sont perçus.
  • Moyen : Premier degré : la perte tonale moyenne est comprise entre 41 et 55 dB. Deuxième degré : la perte tonale moyenne est comprise entre 56 et 70 dB. La parole est perçue si on élève la voix. Le sujet comprend mieux en regardant parler. Quelques bruits familiers sont encore perçus.
  • Sévère : Premier degré : la perte tonale moyenne est comprise entre 71 et 80 dB. Deuxième degré : la perte tonale moyenne est comprise entre 81 et 90 dB. La parole est perçue à voix forte près de l’oreille. Les bruits forts sont perçus.
  • Profond : Premier degré : la perte tonale moyenne est comprise entre 91 et 100 dB. Deuxième degré : la perte tonale moyenne est comprise entre 101 et 110 dB. Troisième degré : la perte tonale moyenne est comprise entre 111 et 119 dB. Aucune perception de la parole et seuls les bruits très puissants sont perçus.
  • Total : La perte moyenne est de 120 dB. Aucune perception.

Afin de répartir au mieux les profils de notre échantillon, nous nous sommes basés sur l’échelle des décibels ci-dessus.

Pour les plus curieux, Atalan propose de tester différentes formes de gênes auditives :

Gêne visuelle

Ensuite, chez les porteurs d’une gêne visuelle ? Eh bien, il n’existe pas de classification aussi évidente.

Les usagers vont parler de dégénérescence de la vision, de rétine pigmentaire ou encore de champ de vision réduit. Les pertes d’acuité résultent de handicaps parfois complètement différents, avec également des résultats différents. 

Dans ces conditions, il peut être utile d’établir différents degrés de gêne visuelle en fonction des retours utilisateurs :

  • Malvoyance moyenne : corresponds à une acuité visuelle inférieure à 3/10 et supérieure ou égale à 1/10 avec un champ visuel d’au moins 20 degrés. Certains voient uniquement d’un œil et perçoivent des formes, des couleurs et des lumières.
  • Malvoyance sévère : corresponds à une acuité visuelle inférieure à 1/10 et supérieure ou égale à 1/20. Ce qui peut s’expliquer par un champ de vision rétréci à 5 degrés, une perte de la vue la nuit et une cécité si pas de correction. Certaines personnes peuvent discerner les couleurs.
  • Quasi-cécité : corresponds à une acuité visuelle inférieure à 1/50 avec perception conservée de la lumière ou un champ visuel inférieur à 5 degrés. La personne ne voit plus que la lumière, certaines personnes perçoivent les ombres des bâtiments, les couleurs vives et deviennent aveugles lorsqu’il fait noir.
  • Cécité totale : est définie par aucune perception de jour et de lumière.

(Pour information, le champ visuel total de l’œil humain, s’étend sur environ 130-150 degrés horizontalement et 100-130 degrés verticalement.)

De nouveau, si vous souhaitez expérimenter les différentes gênes par vous-même (non exhaustif), nous vous recommandons le site Atalan. Ils ont mis en place une fonctionnalité qui permet de naviguer en sélectionnant une gêne pour une immersion totale :

Savoir bien s’entourer

L’aide précieuse des associations

Vous l’aurez compris, préparer une étude auprès des PSH (Personnes en situation de handicap) demande beaucoup d’acculturation. On ne saurait que vous recommander de vous rapprocher des associations spécialisées dans ces domaines qui ont une connaissance fine du sujet.

Les échanges avec les associations permettent de mieux comprendre les différentes formes de handicaps et leurs subtilités, d’établir des critères de recrutement cohérents et d’être accompagnés lors de l’étude.

L’importance d’un bon panéliste

Monter un bon échantillon de population nécessite de travailler ces critères, mais également de passer du temps à chercher de bons participants. 

Le panéliste va se concentrer exclusivement sur le recrutement en identifiant les contraintes potentielles et en affinant la recherche de participants. Pouvoir déléguer cette phase à des spécialistes peut s’avérer salvateur pour un contexte d’étude aussi spécifique.

Construire une relation de confiance avec les participants

Dans le cadre d’une étude longitudinale avec un suivi des participants sur plusieurs jours ou semaines, il est recommandé de construire une vraie relation avec eux.

Lorsque les utilisateurs remplissent au fur et à mesure leur “journal de bord”, ils peuvent être relancés sur des réponses incomplètes ou nécessitant des précisions. À l’inverse, si les retours semblent complets, un retour positif permet de valider le travail effectué et est toujours gratifiant.

L’objectif est de réussir à amener les participants les moins exhaustifs à améliorer leurs réponses et encourager les « bons élèves » à continuer.

La petite astuce en plus

Faire attention à son élocution

Les associations sont de très bons conseils concernant la manière de s’adresser aux sourds et malentendants :

  1. Placez-vous bien en face pour que la personne porteuse d’une gêne auditive puisse lire sur vos lèvres si besoin
  2. Exprimez-vous posément en marquant des temps d’arrêt
  3. Ne surtout pas parler très fort, cela n’aide pas et complexifie la lecture labiale
  4. Privilégiez un environnement calme pour mener votre interview (les personnes malentendantes sont très sensibles aux bruits parasites)

Dans le cadre d’un enregistrement vidéo à destination de vos utilisateurs, il est essentiel de respecter ces critères pour que les sous-titres suivent et que vos questions soient correctement transmises.

Et dernier petit conseil : soyez patient lorsque vous communiquez avec vos utilisateurs porteurs d’une gêne auditive ou visuelle.

En conclusion

Toute étude centrée utilisateur nécessite d’être rigoureux et organisé. C’est encore plus vrai dans le cas d’une étude menée auprès de personnes en situation de handicap.

Pensez à identifier le maximum de contraintes en amont pour faciliter la collecte des données :

  • Cadrer le contexte dans lequel va se dérouler l’étude
  • S’acculturer aux différents handicaps rencontrés : contacter des associations, lire des études sur le sujet…
  • Identifier les outils et les supports les plus adaptés
  • Faire appel à un panéliste qui a déjà travaillé avec ces types d’usagers
  • Adapter son discours et sa posture pour rendre les échanges fluides et agréables

Enfin, bien que ces conseils soient totalement subjectifs et reposent uniquement sur notre retour d’expérience, nous sommes intimement persuadés qu’il peut être intéressant de prendre en compte ces bonnes pratiques pour n’importe quel projet d’étude.

Lucas Charillat