Pour la deuxième année consécutive, Florian Harmand (designer R&D et doctorant en design) et Arthur Perret (doctorant en sciences de l’information et de la communication) ont organisé Reticulum 2. Une journée de rencontres interdisciplinaires entre sic et design (le programme complet de la journée est accessible ici. La première édition était consacrée à l’opérabilité du concept de dispositif. La thématique de cette édition 2020, qui a eu lieu le 20 février dernier, aborde l’ “Architecture(s) de l’information”. Akiani a eu le plaisir de mener une conférence à cet évènement. Y mêlant architecture et architecture de l’information à destination des étudiants et des professionnels du domaine pour Reticulum 2.
Voici donc notre sélection des réflexions inspirantes autour de cette thématique.
“Naissance et résonance de l’architecture de l’information au regard du design” – Florian Harmand (UBM, MICA)
L’architecture de l’information est le remède contre l’anxiété informationnelle engendrée par l’écart entre “ce que nous comprenons et ce que nous pensons devoir comprendre […] le trou entre les données et la connaissance”
Florian Harmand en citant R.S.Wurman dans « Information anxiety. What do we do when information doesn’t tell you what you need to know », 1989
Pour commencer, la journée démarre avec un intéressant parallèle entre le concept clé du paradigme réticulaire, repris par l’affiche de Reticulum 2. Puis, la réflexion épistémologique partagée, objet de l’initiative : l’architecture de l’information mobilise de nombreux métiers, le point commun étant la tension à l’organisation de la complexité.
Une vision optimiste de l’architecture de l’information est présentée. En effet, elle constituerait tout d’abord le remède contre l’anxiété informationnelle engendrée par l’écart entre “ce que nous comprenons et ce que nous pensons devoir comprendre […] le trou entre les données et la connaissance”, pour le dire avec les mots du père de l’architecture de l’information, R.S. Wurman, dans “Information anxiety. What do we do when information doesn’t tell you what you need to know” (1989).
La vision optimiste de l’architecture de l’information à Reticulum 2
En 1996, Wurman écrivait dans les premières lignes d’introduction à “Information architects” : “There is a tsunami of data that is crashing onto the beaches of the civilized world. This is a tidal wave of unrelated, growing data formed in bits and bytes, coming in an unorganized, uncontrolled, incoherent cacophony of foam” (…) “And yet, through this field of black volcanic has come a group of people, small in number, deep in passion, called Information Architects, who have begun to ply their trade, make themselves visible, and develop a body of work on paper, in electronic interfaces, and in some extraordinary exhibitions. These people will be the wave of the future”
Par la suite, l’accent est mis sur la dichotomie entre architecture de l’information et design de l’information. Florian cite encore Wurman dans son interview pour “Infodesign” de janvier 2004. “Le design de l’information produira une carte du plus bel effet, mais pas celle qui rendra compte du nombre d’éléments imbriqués dans le système. C’est ce que j’envisageais avec architecture, et c’était un mot plus clair pour caractériser le fonctionnement et l’efficience des systèmes.”. Il introduit la réflexion sur l’éclipsement de l’architecture de l’information au profit du design de l’information.
« Le design de l’information produira une carte du plus bel effet. Mais pas celle qui rendra compte du nombre d’éléments imbriqués dans le système. C’est ce que j’envisageais avec architecture, et c’était un mot plus clair pour caractériser le fonctionnement et l’efficience des systèmes.”
Richard Saul Wurman, interview pour Infodesign, 2004
AI : vers un essoufflement de la discipline ?
Après avoir initié le public de Reticulum 2 au rôle salvateur de l’architecture de l’information, Florian termine sa réflexion avec le constat de l’essoufflement de la discipline. Il serait décelé notamment par la disparition d’instances fortes. Ces dernières constituaient des bases de ressources importantes pour la connaissance du domaine. Les trois hypothèses qui expliqueraient cette perte de vitesse de l’architecture de l’information seraient les suivantes :
- l’Architecture de l’Information est devenue un corps de méthodes opérationnelles pour d’autres disciplines. Impliquant ainsi une organisation informationnelle conséquente (par exemple, le design organisationnel ou les ontologies informationnelles) ;
- Puis elle s’est fondue avec le design d’information, qui se serait étendu en la “frappant” ;
- l’Architecture de I’Information conserverait une indépendance théorique, tout en étant invoquée par de nombreux secteurs. De la documentation, à la conception technique de logiciel, en passant par la muséographie, ou encore la communication. Elle serait une “instance auxiliaire” décomposée en plusieurs composants. Elle perdrait de la précision en passant d’un domaine à l’autre, mais gagnerait en cohérence et pertinence sur le terrain.
Une question survient : comment l’architecture de l’information peut-elle garder son rôle, tout en se déclinant dans ses différents domaines d’application ? Des réponses seront peut-être à chercher parmi les réflexions présentées par les conférenciers pendant le reste de la journée.
Quelques liens entre documentation, sémiotique et architecture de l’information” – Arthur Perret (UBM, MICA)
Arthur Perret propose de faire un bond en arrière pour explorer les efforts d’ “organisation du travail intellectuel”. Qui ont caractérisé le début du vingtième siècle et qui nous aideront à mieux comprendre la signification du mot “architecture” en relation avec “information ».
Il aborde la thématique par l’angle de la documentation et, plus en particulier, de la “bibliologie”, mot employé par Paul Otlet pour se référer à l’organisation du travail informationnel.
Paul Otlet, Walter Portsmann, Ernst Neufert et la standardisation du format bibliographique
Ce bibliographe qui vécut à cheval entre XIXème et XXème siècle, introduit l’importance d’un bon format de documentation bibliographique. Et, en ligne avec son époque, démarre le projet pour un « Mondaneum ». Un centre pour la documentation et la communication, apte à concentrer toute la connaissance humaine. Avec Die Brucke, entre 1911 et 1914, Otlet travaille également sur le format “mono”, tentative de normaliser le principe monographique selon lequel à un support correspondrait une idée, et rêve d’un format “mondial”, qui serait la codification de tous les formats de support documentaire et imprimé.
L’effort de normalisation continua à être mené par l’ingénieur allemand Walter Porstmann. Qui élabore en 1922 le format A de papier international, dans le but de limiter les pertes de papier lorsqu’on le découpe, optimiser le stockage de documents et permettre de calculer rapidement le poids d’un livre ou d’une feuille de papier.
Le sommet en termes d’effort de normalisation et d’organisation de l’information dans la première moitié du vingtième siècle, continue Arthur, est représenté par le manuel “Les Eléments des projets de construction” (1936) manuel de rationalisation de l’architecture produit par l’architecte allemand Ernst Neufert. À travers les fiches de son manuel, Neufert reprend le même principe de standardisation et maîtrise complète de l’information qui était à la base du travail de Otlet et Portsmann.
Arthur termine son intervention avec deux conclusions à en tirer :
- les systèmes qui ont permis de réguler les dimensions des formats imprimés ont également transformé le design en “physique de la transformation” ;
- ces systèmes influenceront la définition de la figure de designer telle qu’on la connait aujourd’hui.
Anne Beyaert-Geslin (UBM, Mica) : “Architecture de l’information vs. design d’information”
Anne Beyaert-Geslin revient sur le numéro spécial de la revue “Études de communication”, qui en 2018 invitait des personnes à une réflexion sur “10 questions en science de l’information et de la communication”. Le dossier dédié à l’architecture de l’information a été rédigé par Anne elle-même et constitue l’objet de son intervention aujourd’hui. Elle invite le public à diriger son attention vers l’hésitation terminologique qui s’impose dès les premières lignes du dossier, entre “architecture de l’information” et “design de l’information”. On y lit : “L’architecture de l’information relève du design informationnel”, elle doit être abordée d’une manière holistique, car les domaines ne peuvent pas être traités séparément.
Comment démêler donc cette hésitation terminologique ? Quelle partie reviendrait à l’architecture de l’information et quelle partie au design de l’information ?
La position « méta » de l’architecture de l’information.
La position dominante de l’architecture de l’information, explique Anne, est une “meta” position, qui se situerait dans l’interdisciplinarité.
Architecture de l’information et design de l’information ne correspondent pas à des stades différents dans l’éditorialisation numérique. Mais ils agissent en complémentarité : l’architecture de l’information est le lieu d’élaboration conceptuelle, d’attribution de sens, tandis que le design de l’information est le cadre pratique, un ensemble de méthodes, outils. En particulier, le design est la “discipline des sciences et des signes”, faite de sémiotique, ergonomie, sciences cognitives et design.
Au même titre que la sémiotique, le design pourrait donc revendiquer une relation privilégiée au sens, sur la pratique des signes, en vue de la conceptualisation et de la réalisation des projets. La sémiotique serait l’approche théorique du sens, le design, sa pratique.
La tension à l’usager comme dénominateur commun de sémiotique, design et architecture de l’information
Comment définir donc le rapport entre sémiotique, design et architecture de l’information ? Cette relation serait enfin déterminée par la tension à l’usager : les trois doivent répondre à l’exigence de contrôler le “tsunami de données” que l’usager contemporain se retrouve à affronter.
La relation entre sémiotique, design et architecture de l’information est déterminée par la tension à l’usager : les trois doivent répondre à l’exigence de contrôler le “tsunami de données” que l’usager contemporain se retrouve à affronter.
Anne Beyaert-Geslin
Pour conclure son intervention, Anne nous a livré ici une intéressante réflexion sur la sémiotique et sur comment l’articuler au design pour que les interfaces deviennent immédiatement compréhensibles. Et que l’information soit accessible à tout le monde facilement. En marquant la différence entre signification et interprétation, la sémiotique peut s’affranchir de sa condition purement analytique. Dans le but de faciliter la compréhension du texte à l’usager. Pour marquer la différence, il faut donc limiter l’interprétation et que la signification puisse la contrôler.
Karl Pineau (UTC, Costech) : “ Les ontologies comme système de représentation de l’information : l’exemple du domaine culturel”
Pour définir une ontologie, il faut d’abord définir les concepts principaux d’un domaine, ceux qui vont permettre d’avoir une compréhension commune au sein d’une communauté.
Karl Pineau
Karl Pineau développe sa réflexion sur l’architecture de l’information à travers l’ontologie, la science qui architecture les informations de manière à :
- partager les connaissances pour une compréhension commune ;
- permettre la réutilisation des connaissances.
Pour favoriser la compréhension de cet outil puissant, nous pouvons nous référer à la liste de l’université de Stanford, qui a développé “Protégé”, logiciel phare du domaine. Selon cette liste, une ontologie s’occupe de :
- gérer les connaissances ;
- permettre de réutiliser les connaissances ;
- rendre explicites les connaissances ;
- séparer la connaissance opérationnelle et la connaissance du domaine ;
- analyser la connaissance du domaine.
Ontologies et culture
En particulier, Karl nous accompagne dans la découverte des ontologies du domaine de la culture et demande à son audience d’imaginer avoir comme objectif le dressage d’un catalogue raisonné du peintre Ambroise Dubois.
Des problématiques se présenteraient :
- Quelles informations inclure dans le catalogue ?
- Quel template de page publier et quelles normes de catalogue utiliser pour qualifier l’oeuvre ? Par exemple : est-il raisonnable de préciser à chaque fois le nom de l’auteur, si le volume à publier n’est dédié qu’à cet auteur ? La réponse est oui, si on imagine y trouver des copies et des oeuvres d’autres auteurs.
- Quels termes exacts utiliser pour définir les oeuvres ? Par exemple : que signifie de dire que Donatello est l’ ”auteur” du David exactement ? Qu’il a fait le moule ? Qu’il a fondu la statue ? Ou les deux ? La question met l’accent sur la problématique du sens des mots.
Ainsi, on apprend que pour définir une ontologie, il faut d’abord définir les concepts principaux d’un domaine, ceux qui vont permettre d’avoir une compréhension commune au sein d’une communauté.
Différentes ontologies culturelles
Karl continue son exposé en expliquant qu’il existe différentes ontologies culturelles pour un même domaine, comme CIDOC, FRBR/LRM, BIBFRAME… : chaque ontologie répondrait à un sous-domaine précis et à une problématique donnée. Ainsi, CIDOC – CRM est l’ontologie pour la gestion des oeuvres d’art, tandis que FRBR/LRM répond à la problématique de comment conceptualiser la notion d’ouvrage dans le contexte de la vie d’une bibliothèque. Il aborde également la notion de communauté autour de ces ontologies: les spécialistes de ces différents domaines dialoguent ensemble, même s’ils travaillent sur plusieurs ontologies différentes. L’idée étant de se coordonner dans le but de faire évoluer leur représentation des connaissances. Ainsi, il ne sera pas rare de voir réapparaitre les mêmes éléments dans des ontologies différentes.
L’intervention se termine avec une considération sur l’ontologie comme un outil puissant pour le classement : les ontologies peuvent être combinées et coordonnées pour une compréhension complète du contexte.
Yelen Atchou (Inflexsys) : “Architecture de l’information et objets intermédiaires”
Yelen Atchou mène une réflexion sur le rôle de l’UX designer en entreprise, en particulier sur sa capacité à favoriser la médiation et la collaboration entre métiers dans un projet.
Elle explique sa vision des deux niveaux d’intervention de l’architecture de l’information :
- Dans l’interface elle-même, l’architecture de l’information hiérarchise les informations pour rendre la navigation plus efficace;
- Dans le processus de conception, l’architecture de l’information maîtrise la production des informations, pas seulement dans le livrable mais également dans le processus.
Les objets intermédiaires, des facilitateurs de l’interaction
En particulier, Yelen se penche dans le sujet de ceux qu’elle appelle les “objets intermédiaires”, objets qui facilitent l’interaction avec les différents interlocuteurs d’un projet (chefs de projet, développeurs, service qualité, commerciaux). Le “brief design” est l’objet intermédiaire par définition : il fait la liaison entre les demandes et formalise les échanges. Elle évoque la possibilité de considérer le « médiateur » comme un “outil” du design, objet intermédiaire pour fluidifier la communication. Ce dernier est un formulaire qui structure l’information et en facilite le partage à d’autres acteurs du projet.
Noémie Antoine (Collectif Gonogo) : “Architecture de l’information et attention”
Noémie Antoine, designer d’expérience et designer graphique, nous présente sa réflexion sur les mécanismes qui lient architecture de l’information et attention, à travers une série de projets du collectif Gonogo.
L’attention est un processus qui permet de faire du tri dans notre environnement. C’est un facteur d’efficience cognitive qui nous permet de faire des choix, qu’il s’agisse de mémoriser, percevoir ou agir.
Noémie Antoine
Angle de vue, échelle, écosystème, contraste : quatre mécanismes qui lient architecture de l’information et attention
Angle de vue
À travers le projet de design fiction “SI”, ville imaginaire du futur, le collectif Gonogo se questionne sur la mobilité de demain. À travers ce que Noémie appelle l’ “angle de vue”, la perception de l’information dans la ville est différente. La mise en forme de l’espace permettra de montrer une information plutôt qu’une autre. La perception sociale modulera la réception de l’information. Ainsi, la réalité montrée sera différente.
Échelle
Avec le projet “Culottées”, Noémie introduit le mécanisme de l’échelle. Grâce aux variations d’échelle, plus ou moins agrandie, on arriverait à distinguer de façon plus ou moins nette, les informations tirées de ce lieu que Noémie a visité avec Gonogo, une ancienne prison pour femmes, souvent prostituées, à Bordeaux. La réflexion veut montrer que plus on rentre dans une information, plus elle se précise.
Conception au sein de son écosystème
Le projet « Colombelle » prend en compte la réalisation d’une étiquette pour une bouteille de vin. Noémie nous montre que l’information de l’étiquette est bien distinguée si la bouteille est prise singulièrement. Et, qu’elle se perd si la même bouteille est visualisée dans le rayon des boissons du supermarché. Elle invite donc le public à réfléchir sur le sens de l’architecture au sein d’une conception et au sein d’un système de conceptions.
Mise en contraste
Le projet Cozmo, atelier d’initiation à la programmation conçu pour Cap Sciences, aborde cette thématique. Des cartes différentes fournissant la même solution pour un même problème ont été présentées à des usagers. Ces derniers ont toujours choisi les cartes affichant moins d’information. Gonogo a ainsi confirmé que la réduction et la mise en avant d’informations sélectionnées facilitent la compréhension.
Tirer profit, préserver l’attention
L’exposé de Noémie se termine sur une question intéressante. Quelle est la frontière entre la manipulation de l’information qui en tire profit et celle qui préserve l’attention ? L’objectif choisi (tirer profit, préserver l’attention) influencera l’architecture de l’information, et, en fonction de celui-ci, elle sera différente.
Alice Totaro, Sami Lini (Akiani) : “Architecture et architecture de l’information”
Nous présentons une réflexion sur le rapprochement entre l’architecture et l’architecture de l’information, métiers différents mais ayant des nombreux points de convergence. Nous vous parlons plus en détail du sujet de l’intervention dans cet article.
Conclusion de Reticulum 2
La journée se termine avec la conclusion de Florian et Arthur. Ils livrent des possibles pistes de réflexion pour Reticulum 3. Des questions restent ouvertes. Mais, nous pouvons constater que le caractère interdisciplinaire de l’architecture de l’information est loin d’abdiquer son rôle de protagoniste. Dans les théories tout comme dans les pratiques de la “maîtrise de la complexité”. Un grand merci à toute l’équipe Reticulum 2 de nous avoir invités à participer à cette super initiative. Nous attendons avec curiosité la thématique de la prochaine édition.